Dans la conception ancienne, qui perdure aujourd’hui à la marge des représentations dictées par les astrophysiciens, la création du monde est affaire de «verbe». La parole est ce qui crée, ce qui tire du néant. Et l’auteur de cette parole première, c’est Dieu. Mais quel est le rapport entre cette parole et les récits qui peuplent les cultures du monde : y a-t-il parole et parole ? Nos trois amis s’aventurent aujourd’hui sur le terrain de cette vaste question, qui a cependant des incidences sur certaines de nos pratiques, comme le rappelle le médecin…
Ph : Il y a quelques années, un livre a fait parler de lui dans les milieux intellectuels : Le désenchantement du monde. Son auteur était le français Marcel Gauchet. Il y défendait l’idée que le Dieu de la tradition monothéiste avait fait taire la multitude des divinités qui «enchantaient» la nature dans les cultures païennes. Je n’ai pas lu le livre et ne peux donc en parler que par conjectures. Je pense que l’auteur avait à cœur de répondre à un livre paru quelques décennies auparavant sous la plume du fameux sociologue Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Car c’est dans ce livre que la notion de désenchantement du monde apparaît comme une notion clé pour la compréhension du monde moderne. Or, pour Weber, ce qui se tenait derrière le phénomène de désenchantement du monde, c’était l’avènement du rationalisme occidental. Marcel Gauchet, lui, aurait corrigé le point de vue du sociologue en soulignant que le désenchantement du monde n’avait pas attendu le rationalisme occidental, pour cette raison qu’il était inscrit dans l’esprit de la religion monothéiste. C’est avec le monothéisme que le monde commence à se vider de toutes les divinités qui l’habitaient et qui l’animaient. Il y aurait eu donc, selon lui, une sorte de désertification du monde, ou de désertion du monde par les divinités, et cela aurait préparé le terrain, je suppose, à la domination technique et industrielle qu’exerce l’homme sur la nature depuis le 19e siècle. Bien sûr, je ne manquais pas d’être surpris que pareil constat émanât d’un chrétien convaincu, fût-il protestant. Car le constat en question avait de mon point de vue valeur de réquisitoire. Mais ce que j’en retenais surtout, c’est que le Dieu monothéiste, qui est assimilé dans la théologie des trois religions, à un Verbe —un Verbe créateur— soit perçu comme le fossoyeur des divinités païennes et, par conséquent, des récits qui leur étaient attachées.
Po : Vu de notre monde musulman, ce constat n’a rien de très original. Je dirais même qu’il est banal, tant le polythéisme païen est décrié dans le discours musulman.
Ph : Le constat est banal même dans le cas des deux autres religions. Ce qui l’est moins, c’est le lien entre l’opposition au polythéisme et l’expérience moderne d’une vacuité du monde et d’une solitude de l’homme. Par-delà une certaine agitation dont le but dissimulé est de combler la vacuité et de tromper la solitude… Le Dieu monothéiste est un dieu transcendant. Tout ce qui advient à l’existence et qui respire la vie procède de son acte créateur à lui, de manière exclusive. Sans qu’aucune place ne soit laissée à quelque divinité que ce soit parmi les habitants de ce monde, comme l’étaient par exemple les dieux de l’Olympe en Grèce ancienne. Mais qu’arrive-t-il quand l’existence de ce Dieu devient sujette à débat, à doute, et que même lorsque son existence n’est pas niée, lui-même n’est plus qu’un concept ? Et c’est en effet ce à quoi on assiste à l’époque moderne. Ce qui arrive, c’est que le monde se trouve livré à sa propre contingence. Un bateau ivre.
Md : Je me permets de revenir à ce que tu disais il y a un instant : ta rencontre avec le livre de cet auteur français —Marcel Gauchet— t’a amené à considérer l’idée que le Verbe de la tradition monothéiste pouvait être ce qui assèche le monde de ses récits : c’est bien ça ?
Ph : Oui.
Md : J’ai noté ce point parce qu’il s’oppose très exactement à ce que nous disions la dernière fois… Ou plutôt à ce à quoi nous menait notre discussion.
Ph : Tu as bien fait parce que, de mon côté, en vous parlant du livre de Marcel Gauchet, c’est sur l’examen de ce paradoxe que je voulais attirer votre attention.
Po : C’est donc que tu as eu le temps de l’examiner toi-même avant de venir. Pourrais-tu nous en donner une formulation qui en fasse ressortir la difficulté ? Question d’aiguiser notre désir de partir à l’assaut de ses remparts.
Ph : Je vais m’y essayer devant vous. Je n’apporte rien de prêt sous le manteau.
Po : Très bien. Mais, si tu me le permets, je voudrais livrer à notre réflexion un élément qui est directement en lien avec ce paradoxe. Cet élément se retrouve à travers ce qu’on lit dans les premières lignes de la Théogonie d’Hésiode quand le poète rappelle que c’est sur ordre des Muses qu’il a fait le récit qui «célèbre l’origine des dieux immortels». Les Muses, comme vous le savez, sont filles de Zeus et de Mnémosyne, la déesse de la mémoire. Et Hésiode déclare dans son poème que c’est pour ainsi dire sous leur dictée, et après les avoir célébrées elles-mêmes, qu’il entame son récit. Ce schéma se retrouve dans d’autres traditions où, quand ce ne sont pas des divinités qui inspirent le récit du poète, ce sont des manifestations qui ont un lien avec la sphère du divin. Comme les «génies»… Ce qui me paraît très intéressant ici, c’est de noter que la dictée divine correspond du côté du poète à un acte de création par excellence. Contrairement à une conception superficielle qui conclurait de la mention de la «dictée» l’idée que le poète se contenterait de transcrire un récit qui lui viendrait de l’extérieur. Car ce qui caractérise la dictée divine, c’est justement qu’elle puise au plus profond dans l’imagination du poète.
Md : Et donc ?
Po : Et donc la question se pose de savoir ce qu’il en est du Verbe avec un grand V, en tant qu’il représente le Dieu devant lequel s’éclipsent toutes les divinités, et si en les faisant taire, il ne réduit pas aussi au silence l’imagination du poète ? Comment, face à pareille hypothèse, pouvons-nous laisser entendre que le Verbe est ce qui inspire les récits ? N’est-il pas plutôt ce qui leur interdit l’accès à l’existence en bannissant la parole que le poète fait résonner dans l’atelier de son imagination ?
Ph : Oui, et nous avons vu, à travers le cas de l’islam notamment, de quelle façon le poète était chassé de la cité. Mais nous savons par ailleurs que la poésie a pu trouver une certaine place dans la tradition monothéiste ?
Md : J’espère que tu ne dis pas ça pour nous parler de poètes comme le fameux Hassan ibn Thabet, compagnon du Prophète. Car ce n’est pas exactement du type de poésie qu’il pratiquait que nous parlons ici.
Ph : Certes, non : sa poésie relevait davantage d’une sorte d’apologétique versifiée qui a fait le bonheur des premiers musulmans dans leurs querelles avec leurs détracteurs. La place de la poésie à laquelle je pensais renvoie à un tout autre lieu. Qui est d’une part celui en lequel s’accomplit l’expérience même de la Révélation et, d’autre part, celui du libre écho que suscite la Révélation parmi les auditeurs. Mais ce qu’il y a de singulier avec les textes de la tradition abrahamique, c’est qu’on peut toujours les appréhender tour à tour, ou comme la simple mise en mots de la Révélation elle-même ou comme l’écho produit en l’âme du poète par cette Révélation. Dans un cas, le transmetteur de la parole divine se conduit comme un pur récepteur ou réceptacle qui s’efface devant la parole qui lui parvient, se contentant de lui conférer les attributs de son intelligibilité pour ceux vers qui il la répercute ; dans l’autre il se dresse de toute sa hauteur en portant la paternité de sa parole parce que cette parole est essentiellement réponse : réponse à ce qui le touche ! Mais je vous amène ici au cœur du problème sans avoir présenté une formulation précise de ce dernier comme j’ai promis de le faire. Or cette formulation, que je vous livre maintenant, nous ramène en arrière, au niveau de l’opposition que nous avons établie entre une pensée religieuse qui répudie les récits et une autre qui non seulement tolère les récits mais les accueille. La différence entre les deux, avons-nous dit, est que l’une se replie vers un Dieu impersonnel et sans parole, proche du Dieu dont parle le néoplatonisme, tandis que l’autre est tournée vers un Dieu qui est lui-même Parole, qui est lui-même Verbe. Et le paradoxe est donc le suivant : comment un Dieu qui est Verbe, et dont nous avons suggéré qu’il est ce qui inspire les récits, peut-il être en même temps, comme l’affirme Marcel Gauchet, le Dieu qui a désenchanté le monde, qui l’a vidé de ses récits ?
Md : Une réponse possible à cette question serait que le Verbe est certes source de récits, mais que les différents récits dont il est la source se ramènent à une trame unique, par rapport à laquelle les récits des quatre coins du monde prennent le rôle d’ondes parasites, si je peux oser cette comparaison. De sorte que pour rendre audible son propre récit, aussi largement que nécessaire, il ne peut pas faire autrement qu’occulter la multitude des récits qui viennent des cultures païennes. Dans un sens, l’antagonisme du Verbe à l’égard de cette multitude de récits ne les vise pas en tant que récits, mais seulement en tant qu’écrans par rapport à un récit fondamental qui se doit d’être reçu par tous… Ce qui signifie également que, dès lors que ce récit fondamental a été reçu par tous, les autres récits peuvent à nouveau être écoutés, peuvent à nouveau enchanter, à condition toutefois que leur bruissement ne cherche pas à couvrir l’écho du premier. Je propose cette réponse à titre d’hypothèse, en soulignant au passage que ce qui reste important de mon point de vue dans tout récit, c’est qu’il ait cette vertu de guérison dont il a été question quand nous avons abordé le sujet de la sortie de la folie. Et, bien sûr, je ne perds pas de vue que le Verbe dont je dis ici qu’il est source de récits est aussi et plus fondamentalement Verbe créateur. Je suppose d’ailleurs qu’il faudrait examiner de plus près le lien entre ces deux fonctions du Verbe : la production de récits dans la tête des hommes et la création du monde avec tout ce qui le peuple.
Ph : Cette réponse me paraît tout à fait recevable. Mais on ne saurait l’adopter sans lui faire subir l’épreuve des objections.
Po : Je n’ai pas d’objection, pour ma part. A ce stade en tout cas. Mais l’idée que soit à méditer le lien entre Verbe producteur de récits et Verbe créateur me paraît très heureuse, et c’est à mon avis une bonne piste pour pousser la réponse présentée dans ses ultimes développements.
Ph : La Création est elle-même un récit ! Le récit autour duquel gravitent les récits de la tradition. C’est une œuvre achevée et en même temps sans cesse à achever. Or, justement, l’achèvement engage chacun de nous, par le fait même de son existence, dans une action de nature poétique, que ce soit de manière délibérée ou à son insu. Cette idée suppose bien sûr qu’on s’affranchisse de la conception physicienne de la Création, qui la situe au début des âges du monde et qui en fait un événement autour duquel les théories s’épuisent à trouver la bonne hypothèse quant à ses conditions de possibilité. Parce que, à vrai dire, l’idée d’un premier commencement, au sens où l’entendent les physiciens, est elle-même problématique.
Po : Si la Création est elle-même un récit, la vie de chacun de nous devient de son côté un acte poétique: pas seulement les paroles qu’on profère et auxquelles on accorde du rythme et du style pour former un récit de son cru, qu’on met ensuite par écrit ou qu’on laisse emporter par le vent, mais les actes qu’on accomplit, les décisions qu’on prend ou qu’on ne prend pas, les choix difficiles qu’on fait ou face auxquels on recule. De la même manière que la conception physicienne de la Création est à abandonner ici, la frontière entre parler et exister cesse d’être pertinente. Alors, bien sûr, la question se pose de savoir quelle place doit être faite à la fonction de production de récits… Autrement dit, si exister est déjà prendre part, en tant que co-auteur, au récit de la Création, en quoi est-il encore nécessaire de continuer d’imaginer des récits et de les partager avec autrui ?
Md : J’ai dit tantôt que les récits issus des cultures païennes jouaient un rôle d’écran par rapport au récit dont l’auteur est le Verbe, et que c’est précisément pour cette raison que la tradition monothéiste a eu envers eux une attitude antagoniste. Peut-être faut-il corriger ici en disant la chose suivante, à savoir que les récits qui font office d’écran sont dans un second temps des récits à reprendre. A reprendre comment ? A reprendre de telle sorte qu’ils entrent en résonance avec le récit de la Création. C’est comme ça que je conçois le travail du psychiatre, pour ma part : amener le récit solitaire du fou à gagner en puissance en devenant symphonique. Tu demandes en quoi il est encore nécessaire de continuer d’imaginer des récits ? Je réponds : en ce que le récit de la Création, celui-là qu’on tisse par notre propre existence, est un récit qui recherche l’élément de la symphonie. Il va donc au-devant des récits du monde de manière à les traduire dans le langage du récit de la Création. Plus il y a de récits, et plus les récits opposent de résistance à leur traduction, plus puissante est la symphonie.
Ph : Prendre part au récit de la Création, dans cette configuration, ce n’est pas seulement s’accorder à la tonalité d’un récit et le reprendre à son compte dans le fil narratif de sa propre existence, c’est aussi et peut-être surtout aller vers les autres récits dans une démarche de traducteur. Etant entendu que le traducteur, ou le bon traducteur, est celui qui dément la fameuse formule «traduttore, traditore» : il ne trahit pas le texte qu’il traduit. Au contraire, il le ramène à sa vérité première tout en le transportant dans le monde d’une autre langue. C’est ça le défi : aller vers les récits autres que le récit du Verbe, de manière à ce que, sans cesser d’être ce qu’ils sont, en revenant plutôt à ce qu’il y a de plus profond en eux-mêmes, on les amène à chanter avec le Verbe. A chanter, par conséquent, dans l’étendue infinie de la symphonie du monde, et non plus dans l’espace limité d’une culture particulière.
Po : Ce qui n’est pas exactement la démarche des ethnologues, qui abordent les récits des peuples selon la démarche objectiviste, à la manière des entomologistes.
Ph : Oui, bien sûr : ce n’est pas du tout de ça qu’il est question avec eux. Même si on doit admettre et même rappeler qu’ils ont sauvé de l’oubli des récits anciens dont, sans eux, nous aurions ignoré l’existence pour toujours. Car il y a un zèle à raturer les récits issus des cultures païennes —et nous autres musulmans en savons quelque chose— dont les dommages ne peuvent être réparés qu’au moyen d’un savoir-faire aguerri dont on doit remercier les détenteurs. Mais, une fois accomplie par eux cette tâche d’exhumation, il appartient à l’âme poète de prendre le relai : de filer son récit traducteur ! Afin que, chaque fois, la symphonie gagne en ampleur et en puissance.
Md : A quoi ressemblerait ce travail de traduction appliqué à un récit comme celui d’Hésiode ?
Po : Il faudrait l’entamer pour savoir à quoi il ressemble !